Paris, le 2 janvier 2023

Madame la Ministre,

Alors que, comme vous, nous avons pleinement conscience du risque qui pèse sur le cinéma français et son indépendance, « de voir des sociétés de production, leurs catalogues d’œuvres ou encore des réseaux de salles de cinéma, rachetés par des entreprises, d’ailleurs souvent éloignées de tout objectif culturel, comme des fonds d’investissement extra-européens », nous tenions à vous alerter du danger du rachat éventuel des cinémas CGR par une des sociétés que vous pointiez justement dans votre discours du Touquet, lors des Rencontres Cinématographiques de L’ARP.

La captation par des capitaux extra-européens du deuxième réseau français de salles serait en effet une étape irréversible dans l’affaiblissement de notre souveraineté culturelle face aux appétits que provoque l’attractivité de notre secteur, à laquelle participe indéniablement la puissance publique à travers ses soutiens sectoriels, notamment du CNC et des collectivités, les crédits d’impôt, ou encore les apports de la BPI.

Devant ce point de non-retour dans la fuite de nos actifs stratégiques culturels, dont la création de valeur a notamment été portée par de l’argent public, nous ne pouvons et ne devons être trompés ni par les montages financiers ou de gouvernance, ni par la promesse de fonds massifs, sûrement réels, mais assez court-termistes.

Sinon, nous organiserions notre dépendance, d’abord économique, puis créative et culturelle. Cette triple dépendance serait contraire à la stratégie française pour notre secteur qui s’est traduite récemment par une transposition ambitieuse des directives européennes relatives au Droit d’auteur et aux Services de Médias Audiovisuels (SMA). La France a ainsi préféré consolider la création indépendante.

Il est dès lors très urgent d’empêcher qu’une ou des société.s détenue.s majoritairement, directement ou indirectement, par des capitaux extra-européens, par exemple américains, quelle que soit leur gouvernance, n’acquière.nt les parts majoritaires d’un réseau de cinémas, comme CGR. Cette vigilance vaut également pour les catalogues de films déjà réalisés ou à venir. 

Ainsi, nous protègerons notre écosystème, son modèle de diversité, ainsi que les importants investissements de l’Etat français. Investissements dont CGR a par exemple pu bénéficier pour l’équipement de ses salles et pendant la crise sanitaire. Sans oublier que la numérisation des salles s’est faite grâce au large soutien des distributeurs et donc des ayants droit via la contribution numérique. Voir CGR racheté par une de ces sociétés reviendrait à l’évasion de ces forts montants hors de l’Union européenne.

Or, aujourd’hui, vous le savez sûrement, avec la mise en vente de CGR, le risque est réel et immense. On fait en effet état de solides marques d’intérêt de la part d’une société détenue par des capitaux extra-européens.

Que ces rumeurs soient exactes ou non, qu’elles soient crédibles est inacceptable.

Les jurisprudences d’Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, ou de Léonine Distribution doivent à ce titre nous inspirer. Ainsi, en 1999, la société américaine Warner qui a tenté d’avoir accès au fonds de soutien français via une société-écran se l’est vue finalement refuser, suite à l’action collective du secteur devant les tribunaux qui l’ont donc jugé contraire aux règles du CNC voulues par Malraux, toujours en cours et tout aussi fondamentales aujourd’hui. Léonine Distribution, société de distribution de droit allemand, a été déclarée non éligible au soutien « Media » au motif que, bien que basée en Allemagne, elle était détenue par des capitaux non-européens, selon un arrêt du 29 juin 2022 du tribunal de la Cour de justice de l’Union Européenne.

La France doit être au moins aussi exigeante pour ses actifs stratégiques culturels, devant la menace qui pèse aujourd’hui sur les circuits de salles et sur la création indépendante. Elle doit aussi empêcher que ces capitaux extra-européens renforcent des positions sectorielles dominantes qui concurrencent directement les producteurs indépendants français, et permettent d’acquérir des droits sur des œuvres qui appartiennent, in fine, à une société non-européenne.

Madame la Ministre, nous ne pouvons imaginer que sous votre mandat le modèle français, qui fait de notre cinéma le troisième au monde, soit annihilé, que notre secteur disparaisse comme il a été rayé de la carte en Italie en deux ans, et que nous ne devenions plus qu’une succursale, du cinéma américain par exemple.

Inventive, la création cinématographique et audiovisuelle française et européenne a un avenir prometteur devant elle. Elle l’a encore démontré ces dernières semaines. Nous refusons que la captation de nos actifs stratégiques culturels mette notre imaginaire en liberté surveillée.

Lors de son récent voyage aux Etats-Unis, le Président de la République a exhorté l’Europe à répondre au protectionnisme américain. Et aujourd’hui la France ouvrirait la porte de son écosystème à un cheval de Troie de l’expansionnisme américain ? Ce serait plus qu’une contradiction, ce serait trahir ce qui fait de la France une nation culturelle riche de sa liberté de pensée.

Nous nous y refusons ! Et il dépend de vous qu’il ne soit pas trop tard. Nous serions heureux d’échanger avec vous autour de solutions pérennes pour l’avenir de notre souveraineté culturelle. Nous vous présenterions ainsi le fruit de nos réflexions.

Nous vous prions de croire, Madame la Ministre, en l’assurance de notre haute considération.

Le Conseil d’Administration de L’ARP 
Claude Lelouch, Président d’Honneur
Jeanne Herry et Olivier Nakache, Présidents
Pierre Jolivet, Nathalie Marchak, Radu Mihaileanu, Vice-Présidents
Olivier Casas, Trésorier
Baya Kasmi, Anne Le Ny, Michel Leclerc, Membres du Bureau
Et les membres du Conseil d’Administration : Jean Achache, Nicolas Bary, Christian Carion, Quentin Delcourt, Jérôme Diamant-Berger, Audrey Diwan, Evelyne Dress, Pascal Elbé, Charlène Favier, Pierre Filmon, Costa Gavras, Ronan Girre, Gérard Krawczyk, Lyes Salem, Eric Toledano.